Une génération puissante

Une génération puissante

« Notre mandat est simple : élever une génération capable d’afficher ouvertement la puissance absolue de Dieu » - La citation est du pasteur américain Bill Johnson, familier du réseau Gospel suisse et responsable de l’église Bethel à Reading, en Californie.

Est-ce que le fait « d’élever une génération capable d’afficher ouvertement la puissance absolue de Dieu » peut s’apparenter à « faire des disciples » ? C’est probablement une autre manière de dire la même chose, plus contemporaine, dans les milieux très charismatiques (où on parle beaucoup de puissance). Sur le papier, c’est très bien, mais on pourrait se demander : est-ce vraiment si simple « d’élever une génération de croyants qui déploie la puissance de Dieu » ? …

Le mandat de Jésus et son contexte : nuances importantes.

C’est l’occasion de partager une ou deux réflexions sur ces grands appels qui remettent en avant le mandat de l’Église (la fameuse « grande commission » de Matthieu 28) pour venir régulièrement et opportunément mobiliser l’Église et remotiver les troupes. Avec un risque de surinterprétation qu’on peut éclaircir ici en trois points.

« Allez donc faire des adeptes, (des disciples) parmi toutes les nations. Immergez-les au nom du père, du fils et du souffle sacré. Apprenez-leur (enseignez-leur) à garder tout ce que je vous ai prescrit » (Matthieu 28 v. 19, version Chouraqui).

Premièrement, Jésus ne s’adresse pas à tout le monde de manière indifférenciée. Contextuellement, il s’adresse à des disciples, et non à la grande communauté des croyants. Pourquoi est-il important de faire la distinction ? Tout simplement parce qu’un croyant et un disciple, ce n’est pas la même chose ; en effet, le Seigneur ne parle pas de la même manière aux uns et aux autres : aux croyants il parle en paraboles, et aux disciples, il les explique. La foule des croyants est mélangée, composée à la fois de curieux, de simples sympathisants, d’amateurs de sensationnel, de malades en grand nombre et de candidats au discipolat qui ne se rendent pas encore compte des enjeux en termes d’engagement.

Pour illustrer les différents niveaux de maturité des croyants, Jésus emploie une parabole célèbre (le semeur) : le disciple accompli se trouve représenté par la bonne terre, tandis que les autres exemples de terrains représentent plutôt la foule des croyants qui se trouvent dans des états intermédiaires.

Deuxièmement, la raison pour laquelle Jésus donne son mandat explicitement à des disciples, c’est parce qu’ils sont les seuls à être en mesure de faire des disciples. C’est d’une logique implacable : pour faire des disciples, il faut l’être soi-même parce qu’on ne peut pas emmener les gens là où nous ne sommes pas allés nous-mêmes, et on ne peut pas transmettre ce qu’on n’a pas reçu (et surtout maturé).

Ce qui se dégage des enseignements néo-testamentaires, c’est que seuls, les disciples sont aptes à enseigner les vérités et le conseil de Dieu, tandis que la grande communauté des croyants a besoin d’enseignements plus élémentaires, progressifs, pour diverses raisons : parce que ceux et celles qui la composent sont parfois encore des enfants (Hébreux 5 v. 13), des bébés spirituels, ou bien parce qu’ils sont charnels (1 Corinthiens 3 v. 1), ou qu’ils ont encore besoin qu’on leur enseigne les rudiments de l’évangile — comme c’était le cas de Nicodème, incarnant le croyant religieux, pourtant versé dans les Écritures, mais ayant besoin de naître de nouveau. Ces personnes-là, bien que sincères, ne peuvent pas conduire les autres à Christ. Et si vous confiez la responsabilité de former des disciples à des croyants qui ne le sont pas eux-mêmes, vous aurez bientôt des églises charnelles, émotionnelles, et tournées vers les plaisirs religieux.

Le mandat de Matthieu 28 s’adresse donc de toute évidence aux disciples, c’est-à-dire à des hommes qui ont été formés par lui, et qui, pour réussir, vont devoir être remplis de son Esprit afin d’être en mesure d’accomplir la mission : c’est un point complémentaire d’une importance majeure.

Le troisième point concerne un aspect contextuel difficile à comprendre pour les chrétiens occidentaux du 21è siècle : contrairement à ce qu’on pense, l’emphase de l’appel de Jésus n’était pas sur le fait de faire des disciples, mais de les faire « parmi les nations » — ce qui était proscrit par le judaïsme de l’époque.

C’est pourquoi les disciples ne l’ont pas compris, tout simplement. Parce qu’ils n’étaient pas prêts à renverser un tabou ancien. En effet, il était moralement et spirituellement inconcevable pour eux d’aller vers les nations pour leur apporter le Salut, le pardon des péchés, c’est-à-dire de leur offrir l’accès à la nature céleste, au Saint-Esprit (qui était réservé jusque-là aux saints de la lignée d’Abraham et aux rois et prophètes). Car il existait une volonté divine clairement établie qui le proscrivait, et qui poussait depuis toujours Israël à cultiver une différence, celle d’être un peuple à part, dans un espace spirituel et moral étanche, isolé de toute l’idolâtrie du Monde, et de son rejet de Dieu.

L’incompréhension des disciples.

La meilleure preuve que les disciples n’ont pas compris le commandement, c’est qu’ils ne l’ont pas mis en pratique : nous voyons bien que Pierre ne serait jamais allé chez Corneille, parce qu’il ne devait pas. Sa culture était encore plus forte à ce moment-là, que la Parole de Jésus (c’est plus fréquent qu’on l’imagine). Et il faudra que Dieu mette en action des anges et une vision plusieurs fois répétée, pour que les choses avancent.

Pour les trois raisons évoquées ici, nous pouvons penser que le commandement de faire des disciples ne devrait certainement pas être utilisé comme un levier de développement de l’Église, comme un moyen de mobiliser « tout le monde ». Parce que ce serait une sur-interprétation du mandat de Jésus, davantage au service de la religion que de la vérité.

Tous disciples : oui, mais …

Rappelons une chose : il est juste de dire que toute personne devenue croyante en Jésus-Christ intègre le corps de ses disciples, question de sémantique. Il y a des versets qui le disent. Et insistons sur le fait que la volonté de Dieu est que nous devenions tous des disciples. Mais si nous suivons la pensée de Jésus à propos du discipolat, nous sommes obligés d’élever nos critères, et de les pousser plus loin. Notamment parce qu’il dit « Si quelqu’un vient à moi, et ne me préfère pas, par rapport à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Et quiconque ne porte pas sa croix, et ne me suit pas, ne peut être mon disciple » (Luc 14 v. 26). Il existe donc deux angles de considération de la question, mais nous ne devons pas permettre que la sémantique soit l’étalon de notre compréhension, qui doit être spirituelle.

L’apôtre Paul a d’ailleurs clairement contribué à la différenciation des deux statuts, en expliquant que certains enseignements sont réservés à des disciples et ne peuvent être dispensés à de « simples » croyants : « Pour moi, frères, ce n’est pas comme à des hommes spirituels que j’ai pu vous parler, mais comme à des hommes charnels, comme à des enfants en Christ. Je vous ai donné du lait, non de la nourriture solide, car vous ne pouviez pas la supporter; et vous ne le pouvez pas même à présent, parce que vous êtes encore charnels » (1 Corinthiens 3 v. 1 à 3). Ce qui signifie que nous devons faire preuve du même discernement. Et que l’expérimentation de la puissance ne fait pas le disciple, puisque les corinthiens, auxquels cette parole était destinée, possédaient une riche expérience du surnaturel.

La bonne pratique ?

Dans les évangiles, nous voyons de quelle manière Jésus a fait des disciples : il a appelé des hommes à le suivre et ils ont été poussés à abandonner ce qu’ils faisaient pour se rendre disponibles, pour écouter, voir, découvrir, apprendre, servir et obéir. Sans servir deux maîtres. La direction générale, c’est que le Seigneur les a entraînés vers quelque chose d’absolu, dont il était, lui, le centre. Le sujet, ce n’était pas le ministère, ou une nouvelle version du judaïsme, ou même le fait de faire des disciples, mais c’était lui, plus que toute autre chose.

Ils ont donc été des disciples inexpérimentés, qui ont témoigné dans leur entourage (comme Philippe avec Nathanaël) en amenant les gens à Jésus (ce qui est spirituellement différent que de les amener au christianisme). Et l’avenir spirituel de ces personnes dépendait autant de leur décision à s’attacher au Maître, qu’à la formation de ce dernier. Pour le dire autrement : Jésus avait la meilleure formation pour former les meilleurs disciples, mais si ces derniers ne s’attachaient pas à lui, cette formation devenait vaine. Le défi de la formation de disciple, c’est d’accepter l’intégralité des enseignements de Jésus (toujours la notion d’absolu) : « enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit ». Vouloir devenir disciple est une chose, parvenir à le rester en est une autre, et nous voyons le Maître provoquer sciemment un tri sévère parmi la communauté naissante des disciples, en les confrontant à des réalités spirituelles difficiles : « Dès ce moment, plusieurs de ses disciples se retirèrent, et ils n’allaient plus avec lui » (Jean 6 v. 66).

La notion de « disciple accompli ».

Le problème du christianisme moderne, c’est la dilution du discipolat biblique, parce que la notion de sacrifice personnel est globalement rejetée, à cause de l’influence narcissique et égocentrique du Monde. La citation de Winston Churchill s’applique toujours à notre époque : « L’un des problèmes de notre société aujourd’hui, c’est que les gens ne veulent pas être utiles, mais importants ».

De plus, on assiste depuis quelques années à un nombre croissant de chutes de leaders dans une grande résonnance médiatique, ce qui n’arrange rien. Tandis que les disciples formateurs de disciples devraient être des modèles d’irréprochabilité — ce qui serait une preuve de la puissance de Dieu dans leur vie — ils trébuchent dans des scandales financiers, moraux ou sexuels, entraînant une décrédibilisation de leurs enseignements, de la puissance de Dieu et de Dieu lui-même. Et une augmentation de blasphèmes.

« Le disciple accompli (katartizo) sera comme son maître » (Luc 6 v. 40). Le mot grec « katartizo » est le même qui est utilisé pour réparer un filet (Marc 1 v. 19) ; il contient l’idée de capacité, de complétude et de perfectionnement. Le disciple accompli est « réparé », bon pour le service. Cela ne signifie pas que les disciples qui ne sont pas encore accomplis sont disqualifiés pour servir, mais que le disciple accompli sera comme son maître : dans sa puissance, son autorité, qui sont les parties visibles de l’iceberg, mais aussi dans ses souffrances, son rejet, sa croix. Ceci nous amène à boucler la boucle en évoquant le statut de témoin.

Les témoins de Christ et l’adn du martus.

« En vérité, en vérité, je te le dis, nous disons ce que nous savons, et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu; et vous ne recevez pas notre témoignage » (Jean 3 v. 11). Répétons-le, tout croyant est appelé à devenir un disciple, et tout croyant né de nouveau a vocation d’être un témoin, à condition d’avoir « vu » et « entendu » le Seigneur. On témoigne de réalité personnelle, pas de celle d’autrui. Ce mot « témoin » est la traduction du grec « martus » qui a donné le mot « martyr » : comme pour le statut de disciple, nous trouvons encore ici une notion d’absolu, qui est en germe dans le statut de témoin.

Le fait d’être « un témoin de Jésus-Christ », de sa résurrection, de sa vie, produit une dynamique intérieure difficile à contenir (surtout au début) : être passé de la mort à la vie et des ténèbres à la lumière n’est pas une expérience courante, et le besoin de la partager devient quelque chose d’impérieux, une inclination du cœur. Et on comprend que ce croyant-là n’aura pas vraiment besoin de sensibilisation à l’importance du témoignage, ou de motivation à le faire. Ceux et celles qui en ont besoin sont-ils vraiment passés de la mort à la vie ? On peut se le demander. Et s’ils ne sont pas passés de la mort à la vie, on ne doit pas les envoyer dans les rues avec un témoignage qui n’est pas tout à fait vrai … Et les former au témoignage ne changera rien à l’affaire.

Conclusion, attention au détournement du fonds.

Il est de bonne guerre pour un conducteur, et surtout un évangéliste, de sensibiliser l’Église à sa mission de Salut et de lumière du monde : « Notre mandat est simple, disent-ils : élever une génération capable d’afficher ouvertement la puissance absolue de Dieu ». L’injonction du christianisme moderne est celle-ci : devenir visible, puissant, désirable, prospère, influent, fort, grand, gagnant, conquérant et dominateur, oubliant deux choses au passage : premièrement que ce sont aussi les injonctions de la chair, et du monde. Et deuxièmement que l’Esprit de Christ nous entraîne souvent dans la direction inverse, comme tout disciple le sait très bien.

Le sujet est donc sensible, et on ne doit pas écarter la possibilité que certaines campagnes soient motivées en réalité par une volonté de puissance, ou une peur d’affaiblissement, ce qui revient au même. Et on comprend mieux pourquoi Jésus dit ne pas connaître certains croyants qui ont fait beaucoup de miracles en son nom (Matthieu 7 v. 22) : on ne réfléchit pas assez à cette scène surréaliste. Elle signifie que tout ce que nous faisons au nom du Seigneur n’est pas forcément fait pour lui et donc pas forcément par lui, en dépit de nos déclarations : c’est assez douloureux à reconnaître, mais c’est malheureusement vrai.

Il y a donc un appel à la consécration de nos mobiles, autant qu’à la réussite de nos objectifs, (souvent dictés par les ambitions de l’homme) jusque dans les replis cachés de notre âme, raison pour laquelle Paul interpelle souvent responsables et disciples : Examinez-vous (2 Corinthiens 13 v. 5) pour savoir si vous êtes toujours dans la foi du Maître, ou si vous avez divergé — comme Pierre, qui a tenté de réorienter Jésus pour contourner la croix, pensant mieux travailler pour la réussite du ministère, pensant un autre chemin meilleur pour « afficher ouvertement la puissance absolue de Dieu ». C’est toute la différence entre travailler pour l’œuvre du Seigneur, ou le Seigneur de l’œuvre[1].

[1] Expression empruntée à Watchman Nee

© Diffusé avec l'aimable autorisation de Jérôme Prekel - www.lesarment.com

 

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