L’idole de l’homme rationnel.2

L’idole de l’homme rationnel.2

Comme l’enfant prodigue, il faut que la raison s’humilie, et revienne au Père, car « toute grâce excellente et tout don parfait descendent d’en haut, du Père des lumières, chez lequel il n’y a ni changement ni ombre de variation.

La servante devient gouvernante.

Christianise-t-on un empire? Constantin-le-Grand (305-337), par son édit de 313, et plus tard Théodose (379-395), premier empereur à imposer le christianisme et à proscrire le paganisme, ont cru l’entreprise possible. Un survol du Moyen Age, traditionnellement compris entre l’an 476 (chute de l’Empire romain) et l’an 1492 (découverte de l’Amérique), devrait pourtant nous rendre sceptiques à cet égard.

Le triomphe public et politique du christianisme au 4e siècle entraîne un mieux vivre généralisé et d’authentiques progrès sociaux. Mais on le sait, la pensée « homogénéisée » n’est qu’une façade. D’une part, les masses ne sont que partiellement et superficiellement acquises à la cause de l’Evangile: la mentalité païenne couve sous la cendre. D’autre part, les controverses théologiques incessantes ne laissent guère l’Eglise se reposer sur ses lauriers, et plusieurs conciles dits « ocuméniques » sont nécessaires pour éradiquer les hérésies et pour asseoir les fondements de la doctrine chrétienne (Nicée en 325, Constantinople en 381, Ephèse en 431, Chalcédoine en 451). Malheureusement, et même chez les Pères de l’Eglise les plus respectables, certaines résurgences de la philosophie antique (platonisme) et des structures politico-religieuses romaines pèsent parfois lourdement sur l’orientation du « clergé » naissant. Le système catholique romain, terreau de nombreuses déviations, est en train de se former. L’Eglise se mondanise.

Les spasmes de l’Empire sur son déclin, puis le schisme de ce même Empire et les invasions barbares, vont permettre l’émergence de nouveaux pouvoirs et d’un nouvel ordre européen. Seigneurs et riches propriétaires ruraux se partageront les terres jusqu’aux premières tentatives de reconstruction d’un nouvel Empire romain d’Occident, sous l’impulsion de Charlemagne (800). Profitant des recherches des érudits du 5e au 8e siècle (Bède, Boèce, Cassiodore, Isidore de Séville), et en s’appuyant sur les ordres monastiques (sur l’Anglo-saxon Alcuin en particulier), il favorise le développement d’une nouvelle culture. De son côté, la papauté va sans cesse ferrailler contre les successeurs de Charlemagne (et plus tard contre les empereurs allemands) pour imposer sa loi et sa vision sécularisée du pouvoir religieux. Elle y parviendra dès le 11e siècle. Dans son sillage, la théologie, sous diverses influences, comme celles des Arabes Avicenne et Averroès, ou du Juif Maïmonide, va évoluer dans le sens d’une remise à l’honneur de la pensée d’ Aristote (bien que ce ne soit pas là le seul trait distinctif de cette dogmatique). Thomas d’Aquin (1225-1274) en sera le principal instrument. Par ailleurs, on assiste en Occident à une renaissance du rationalisme par le canal de penseurs ou de théologiens comme P. Abélard, P. Lombard, A. le Grand, R. Lulle. Certains d’entre eux sont contestés par l’Eglise, ou parfois par des anti-rationalistes tels Duns Scot, mort en 1308, ou R. Bacon, 1214-1294, un des « pères » de la méthode expérimentale. Le front rationaliste est loin d’être uni, mais on sent que la philosophie ne se cantonne plus dans son rôle de servante de la théologie, elle prétend désormais jouer le rôle de gouvernante.

Citons ici P. Courthial, auteur que nous ne suivons pas dans toutes ses conclusions, mais dont nous apprécions plusieurs analyses pertinentes (voir Le jour des Petits Recommencements, Ed. L’Âge d’Homme, Lausanne, 1996, pages 189, 190): «Thomas d’Aquin va magistralement (hélas !) construire un système à deux niveaux:

– THEOLOGIE appuyée sur la Révélation christique, biblique (2e niveau)

– PHILOSOPHIE naturelle, incorporant la pensée d’Aristote (ler niveau).

D’où une double dialectique:

– en philosophie, celle du motif FORME-MATIERE;

– en théologie, celle, plus complexe et générale, du motif NATURE-GRÂCE.

Comme la nature (et donc aussi l’intelligence) a été blessée par la Chute, la Révélation doit reprendre, redire, les vérités naturelles plus ou moins perdues et oubliées (celle de la création divine, celle du décalogue, par exemple).

Mais si Thomas d’Aquin reprend la vision augustinienne de la théologie comme Reine des sciences, et de la philosophie comme servante de la théologie, il s’appuie néanmoins sur une philosophie, et même sur une théologie, naturelles qui prétendent ne tirer autorité que de la seule lumière de la raison.

La philosophie thomiste se fonde ainsi sur une métaphysique aristotélicienne de l’Etre et prétend pouvoir résoudre d’une manière autonome (par rapport au Seigneur et à sa Parole) les trois problèmes fondamentaux de la philosophie : [nous abrégeons]

1. celui de la relation et de la liaison mutuelles des divers aspects de l’expérience,

2. celui de l’unité radicale du moi pensant

3. celui de l’origine du sens de toute la création. »

En fait, les apports réellement neufs du christianisme sur plusieurs points essentiels sont comme gommés par l’autonomie accordée ici à la raison naturelle. Sous prétexte que Dieu a créé l’homme raisonnable et libre, et qu’il l’a chargé de gérer la Création, Thomas d’ Aquin rend à la philosophie une indépendance très large, et favorise la prééminence de la scolastique (celle que Courthial nomme «la scolastique synthétique envahissante», dont les ramifications s’étendent jusqu’à notre époque; op. cit.p.188). Dans ce système, il n’est plus déraisonnable de professer que l’achèvement du salut est entre les mains de l’homme, auquel est réservé la tâche de dégager, du sein de la multiplicité et du désordre apparent de la matière, les formes qui le conduiront à la connaissance de la Forme pure, Dieu. La porte de l’humanisme est désormais plus qu’entrouverte, et les exaltations anthropocentristes de la Renaissance ne vont pas tarder à s’y engouffrer.

Pandore au foyer.

Selon l’auteur grec Hésiode, la première femme avait été richement dotée par les dieux : beauté, charme, habileté manuelle; mais elle avait aussi reçu des talents redoutables: ruse, fourberie, parole séduisante et art de tromper, ainsi qu’une jarre remplie de tous les maux imaginables. Or Zeus avait destiné la charmante créature à servir de châtiment pour les hommes, coupables d’avoir accepté le feu dérobé par Prométhée. On sait ce qu’il advint: Pandore ouvrit la jarre et le malheur envahit l’humanité.

L’esprit de libre entreprise et de conquête, l’attirance pour la beauté, l’amour de la vie, la curiosité intellectuelle, et surtout la glorification de l’humain, sont autant de termes qui caractérisent la mentalité de la Renaissance. Cette ivresse d’autonomie et d’indépendance, cette soif de connaissances, contribuent fortement à promouvoir la pensée rationaliste, tout en favorisant de nouvelles formes esthétiques (quête idéaliste du Beau et de l’Harmonieux), la survalorisation de l’individu et de son énergie créatrice (la virtù), le retour aux valeurs païennes de l’Antiquité (néoplatonisme), le développement de la méthode expérimentale, des sciences et des techniques.

Ce bouillonnant melting-pot n’est pas sans danger. Un monde qui obéit à la devise de Rabelais: « Fay ce que vouldras » (« fais ce que tu auras déterminé », cf. Gargantua, chap. 57) peut donner l’impression qu’il a enfin réalisé la synthèse entre la liberté chrétienne (le « tout m’est permis » de l’apôtre Paul) et l’épanouissement total de la nature humaine auxquels aspirent les Marcile Ficin, les Pic de la Mirandole, les Valla, et autres Léonard de Vinci. En réalité, c’est la vanité et l’égocentrisme qui revendiquent la préséance. Le christianisme est alibi. Et là où la raison avait projeté de gouverner, c’est souvent le cortège de toutes les passions, de toutes les fantaisies qui déboule, affublé à l’occasion des oripeaux des vieilles traditions ésotériques (cabale, alchimie). Rien d’étonnant donc que la Renaissance soit destinée à s’étouffer de ses propres excès, car la Raison n’est ni maîtresse d’elle-même, ni indépendante des sens. Elle ne peut enfanter de vérité universelle et intemporelle (même les concepts dits « scientifiques » doivent être revus et corrigés). Pire encore, elle est capable de se mettre au service des causes les plus inavouables, et de fortifier les despotes (Machiavel et son illustre ouvrage, Le Prince, dédié à Laurent le Magnifique en 1513, en est le meilleur exemple). En bref, plus la raison s’émancipe et tend à s’affranchir de la Révélation biblique, plus l’arbitraire menace. C’est Pandore qui ouvre sa cruche.

A la croisée des chemins.

Ce que nous venons de rappeler en termes trop succincts pour prétendre au parfait équilibre sonne durement. J’entends vos objections: Quoi! la Renaissance, cette aube magnifique de l’esprit européen, vaudrait-elle moins qu’une époque d’obscurité ? N’avions-nous pas pour principe de dater la « modernité » à partir de là? La Renaissance n’a-t-elle pas marqué la « promotion de l’Occident, à l’époque où la civilisation de l’Europe a de façon décisive distancé les civilisations parallèles » (J. Delumeau) ? Cette nouvelle atmosphère culturelle n’a-t-elle pas contribué au surgissement de tant de génies: Dante, Marlowe, Shakespeare, Cervantès, dont les oeuvres semblent tellement plus fortes que les traités de scolastique ? Et les premiers fondateurs de l’esprit scientifique moderne: Francis Bacon (1561-1626), Nicolas Copernic (1473-1543), ]érôme Cardan (1501-1576), ]uan Luis Vives (1492-1540), Paracelse (1493- 1541), et bien d’autres, n’ont-ils pas fait avancer l’histoire par leur rupture d’avec le monde de la scolastique aristotélicienne, voire des autorités ecclésiastiques ?

De telles questions méritent une mise au point.

1. Nous croyons que la Renaissance a contribué de manière décisive à secouer les institutions et les paradigmes hérités d’une hégémonie religieuse souvent imméritée. Sur bien des chapitres, les emprunts à la logique et à la physique aristotéliciennes avait mené l’Eglise à des positions absurdes, et sans justification biblique. Il était donc normal et bienvenu que l’on en revienne à une pensée moins encombrée de pr&eaceacute;supposés et de fausses catégories, et plus objective.

2. Le « libre examen » cher aux humanistes ne nous apparaît pas comme malsain. Si ce droit nouvellement revendiqué a conduit les uns ou les autres à des procès avec l’autorité ecclésiastique ou judiciaire, nous ne saurions le déplorer, si ce n’est pour regretter les traitements arbitraires auxquels ils furent soumis.

3. L’effervescence provoquée par la découverte de mondes nouveaux (au propre et au figuré), la créativité qu’elle a engendrée dans tous les domaines, l’attente de temps meilleurs qui habitait bien des esprits (souvenons-nous de l’Utopie, de Thomas More), tous ces éléments ne nous apparaissent pas, en eux-mêmes, comme des signes de dégénérescence, quoiqu’ils ne garantissent pas non plus le progrès spirituel et moral. Ils expriment le plus souvent un légitime besoin de changement et d’en avant.

4. Enfin, il faut admettre que les excès de l’humanisme de la Renaissance sont en partie la conséquence des conceptions religieuses impérialistes de l’Eglise. En cherchant à imposer la théocratie au monde, Rome finit par favoriser le despotisme humain en son sein, et à le justifier à l’extérieur. En effet, la conception catholique romaine du « Royaume de Dieu » entraîne la création d’une caste de dirigeants, de privilégiés, d’une nomenklatura culturelle et économique, que l’exercice du pouvoir finira immanquablement par corrompre, dans ses doctrines et dans ses mœurs. Or, en ce qui regarde le clergé officiel, l’époque de la Renaissance est riche en souvenirs et en démonstrations d’abus de pouvoir, d’inconduite et de collusion avec les forces de Mammon, et l’on comprend que les meilleurs esprits de ce temps aient cherché à se distancer d’un tel système.

D’une certaine manière, le phénomène que nous avons décrit comme une aspiration à la clarté et à la liberté en parlant de la Grèce ancienne se reproduit à la Renaissance. A cette différence, de taille, que les hommes de la Renaissance reviennent au passé pour bâtir l’avenir. De cette prospection enthousiaste de leurs racines {bibliques ou païennes) vont naître de nombreux courants de pensée qui, en se combinant ou en s’opposant, vont modeler la culture occidentale actuelle.

Nous en retiendrons quatre :

La théologie réformée « classique », qui prône une mise sous tutelle de la raison.

Le rationalisme, qui maintient la primauté de la raison.

L’empirisme, qui affirme la primauté de l’expérience.

Le mysticisme, qui vise à l’union avec le divin à travers le sentiment.

Sous tutelle.

Sans revenir sur les causes de la Réforme et sur toutes les thèses défendues par les « protestants », il est utile de rappeler ici que la plupart d’entre eux étaient à l’origine des catholiques très au clair sur la doctrine et les mours du clergé. De plus, ils possédaient une solide érudition classique, et les philosophes grecs et latins leur étaient aussi familiers que les thèses humanistes du quattrocento. Le «libre examen» les prédisposaient sans doute à mieux cerner certaines questions, à comparer, à soupeser, d’un point de vue orthodoxe, mais aussi en changeant de perspective, en prenant un certain recul. On s’étonne donc que ces rescapés du grand brassage de la Renaissance et de l’école scolastique thomiste soient arrivés aux mêmes conclusions sur les dogmes essentiels, à savoir le statut unique de la Révélation biblique, l’ouvre médiatrice et expiatoire de ]ésus-Christ, la nature humaine, le rôle capital de la grâce et de la foi dans l’ouvre du salut. Toutefois, nous souvenant des premiers conciles et des positions professées par l’Eglise primitive, nous constatons que le message des Réformateurs n’est pas neuf. C’est seulement l’exhumation de vérités injustement ensevelies. Tirées soudainement de l’oubli, à une époque où le pardon s’achète et où l’Eglise croule sous les superstitions, elles brillent d’un éclat incomparable.

L’une de ces vérités, c’est la dépravation totale de l’homme sans Dieu. Le péché originel n’a laissé aucune de ses facultés intacte. Par conséquent, l’observation du monde, son étude attentive, les spéculations de la raison, la méditation des notions de Beau ou de Bien, la pratique de rites ou de règles de comportement, aucune de ces choses n’amène à Dieu ni à aucun salut réel. Reprenant les termes de l’Ecriture, et spécialement de l’Evangile de Jean et de l’épître aux Romains, les Réformateurs insistent sur le fait que si la révélation générale de Dieu dans la nature, dans la conscience ou dans la raison suffisait pour s’élever par degrés jusqu’à la possession du salut parfait, les hommes n’auraient pas rejeté et crucifié la Vérité incarnée, le Logos de Dieu. Ils l’auraient au contraire accueilli. L’attitude innée de l’homme à l’égard de Dieu n’est pas celle de la soumission, mais celle du rejet et de l’insoumission (cf. Jean 1 v. 5, 10,11 ; 3 v. 19 ; Romains 1 v. 18 à 21 ; 3 v.  9 à 23). Le salut n’est pas simple affaire de connaissance, car ceux qui avaient la connaissance la plus exacte et la plus complète de la nature et de la volonté de Dieu ne lui ont pas été fidèles. Non, le salut est affaire de profonde repentance, d’abdication devant le Dieu souverain et trois fois saint, d’humble acceptation de la grâce, et du don du Saint Esprit. À moins que Dieu, de sa propre initiative, ne nous délivre, « nous sommes contraints de servir Satan », dit Luther en réponse aux thèses exprimées par Erasme dans sa Diatribe sur le libre arbitre (1524).

Etayons ce point en citant encore le même texte de Luther (Traité du serf arbitre, p.323): « Puisque l’Ecriture marque partout l’antithèse de Christ et de ce qui n’est pas de Christ, disant que tout ce qui est sans Christ est soumis à Satan, à l’impiété, à l’erreur, aux ténèbres, au péché, à la mort et à la colère de Dieu, tous les passages qui parlent de Christ témoignent contre le libre arbitre. Or ces passages sont en nombre infini; ils sont dans toute l’Ecriture ».

Notons qu’il ne saurait être question, dans la pensée réformée, de condamner la raison naturelle infirme pour la remplacer par une faculté naturelle apparemment moins abîmée par le péché. Ni la conscience morale, ni la volonté, ni ce que Pascal appellera plus tard le cour, ni les sentiments, aussi nobles fussent-ils, n’offrent en eux-mêmes le moyen de la réconciliation avec Dieu. Toutefois, l’ouvre de la Parole de Dieu dans la vie du croyant, l’activité du Saint Esprit et la puissance purificatrice de Christ en lui le transforment graduellement à l’image du Seigneur (2 Corinthiens 3 v. 17 et 18 ; Romains 8 v. 28 à 30). A la raison comme aux facultés de l’être tout entier s’ouvre un champ d’expression infiniment riche, pour autant que le disciple se mette à la tâche (à l’instar des inlassables Réformateurs). D’où cette exhortation de Paul aux Philippiens : « Au reste, frères, que tout ce qui est vrai, tout ce qui est honorable, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable, tout ce qui mérite l’approbation, ce qui est vertueux et digne de louange, soit l’objet de vos pensées  (Philippiens 4 v. 8) ».

Dans la mesure où les héritiers de la Réforme sauront maintenir la raison sous cette tutelle, elle se révélera hautement bénéfique au développement culturel et moral des régions favorables à l’Evangile biblique. Mais dès l’instant où les chrétiens s’éloigneront de la Révélation normative de Dieu, se mettant à douter de l’inspiration de l’Ecriture, ou à lui adjoindre d’autres sources de « vérité », à en relativiser le message, ils commenceront à se placer au-dessus d’elle, et se livreront à nouveau aux velléités de leur raison naturelle. Il faut donc, pour que la raison du chrétien fonctionne sainement, une constante acceptation des décrets de la Parole, et une constante réflexion sur les tenants et les aboutissants de celle-ci, sans négliger une mise en pratique de ses enseignements (cf. Psaume 1 ; Psaume 119 ; Jean 16 v. 12 à 15 ; 17 v. 13 à 26). C’est ainsi qu’une vraie relation personnelle avec Christ lui-même pourra se développer, pleine de joie et de confiance, et s’épanouir en un témoignage constructif au cour de la société civile.

L’idole patchwork.

Les querelles philosophiques et religieuses de la Renaissance, puis de la Réforme, laissent présager quelle sera l’évolution de la pensée occidentale dans les siècles suivants. Le rationalisme moderne provient du mélange en patchwork d’influences diverses :

– le paradigme introduit par la dichotomie nature/grâce (Thomas d’Aquin)

– le leitmotiv des humanistes de la Renaissance : « l’homme est la mesure de toutes choses »

– l’héritage des nominalistes (rationalistes scolastiques) du Moyen Age (Roscelin, fin du 11e siècle ; Guillaume d’Occam, 14e siècle)

– l’héritage des conceptualistes (Abélard, 12e siècle), et leurs tentatives de réconcilier le rationalisme (tendance nominaliste) et l’empirisme (tendance réaliste)

– un certain nombre de valeurs et de concepts empruntés au christianisme primitif (notions de liberté, de cohérence du monde, de finalité de l’histoire, de responsabilité, d’individualité etc…).

Avec le temps, le rationalisme moderne imposera des concepts qui infiltreront toute la pensée occidentale. Parmi ceux-ci :

a. L ‘homme est responsable de donner un fondement et un sens à son existence; l’homme honnête et sage s’efforcera de suivre des principes mûrement établis, particulièrement dans les situations qui risquent de le détourner de son devoir ou du bien public (R. Descartes, 1596-1650; E. Kant, 1724-1804)

b. L’homme peut parfaitement analyser tous les phénomènes religieux et les comprendre par sa raison (P. Bayle, 1647-1706; Malebranche, 1638-1715; A. Renan, 1823-1892; et d’une manière générale, toute la critique biblique libérale)

c. L’homme peut éventuellement tirer quelque profit de la lecture de la Bible, comme de l’étude de n’importe quelle religion, mais il lui appartient de ne retenir que ce qui lui semble raisonnable (déisme et syncrétisme des Lumières et des Encyclopédistes; culte de la Raison et de l’Etre Suprême des Révolutionnaires français, années 1790)

d. L’homme possède en lui-même suffisamment de discernement et de sens critique pour orienter ses investigations dans le sens d’une meilleure connaissance de soi et du monde, et d’une amélioration de sa nature (positivisme d’A. Comte, 1798-1857; philosophies du Progrès)

e. L’homme ne se réalise pleinement que par son travail et par l’accroissement de son bien-être (J. Locke, 1632-1704, dans ses Traités du gouvernement civil; capitalisme libéral, économisme)

f. L’homme, être social, ne peut se réaliser totalement que dans une société libre et équitable; l’histoire se construit rationnellement et inéluctablement dans le sens de cette réalisation (matérialisme dialectique, socialisme, communisme; Hegel, 1770-1831; Marx, 1818-1883; Lénine, 1870-1924)

g. L’homme se rendra maître de la nature par la science, et assurera ainsi sa survie, sa sécurité et sa prospérité (scientisme, technicisme).

Entre la fin de la Renaissance et le 20e siècle, ces présupposés seront modulés d’innombrables manières, mais les options de base resteront bien présentes. Remarquons d’emblée que certains articles énoncés ci-dessus sont complémentaires, mais que d’autres sont antinomiques. Et comme nous le rappellerons maintenant, ils sont tous, pris isolément, fortement remis en question par les partisans des tendances radicales de l’empirisme et du mysticisme.

La Raison chahutée.

Les nouveaux absolus du rationalisme, leur éloignement du Dieu de la Bible et de la notion de salut enseignée par l’Ecriture, les impasses historiques et les naufrages idéologiques dont notre histoire occidentale est jalonnée, tout cela peut expliquer qu’en dépit du succès des philosophies rationalistes, des voix ne cessent de s’insurger contre leurs partis pris réducteurs. Au Culte de la Raison succèdent souvent des comportements irrationnels, et là où semblaient triompher des principes, des lois, des «impératifs catégoriques», et toute une armada de symboles verbaux et de représentations mentales, c’est l’humain le plus élémentaire et le plus instinctif qui prend un malin plaisir à rappeler son existence.

C’est ainsi que les courants empiriste et pragmatiste, ou encore le sensualisme, vont sans cesse faire valoir leurs droits, dans la ligne de Locke, Hume, Condillac, Husserl, Scheler, Heidegger, et de tant d’autres. Ils avanceront l’idée que l’homme est capable de déduire tous les grands principes de la raison (et d’un comportement raisonné) à partir de l’expérience et (ou) de la sensation brute. L’ironie de telles positions, c’est que pratiquement tous ces penseurs défendront leurs thèses, et construiront leurs systèmes, d’une manière rigoureusement rationnelle! Les formes contemporaines de l’existentialisme (qui est aussi un humanisme, comme l’a déclaré J.-P. Sartre) vont dans ce sens. En refusant de reconnaître la réalité d’une essence humaine (c’est à dire d’une nature humaine préétablie et universelle), et en affirmant que l’homme n’est pas, mais qu’il devient ce qu’il se fait, les existentialistes marchent à la fois dans les traces du rationalisme hégélien, et dans celles des pragmatistes les moins favorables au rationalisme. Du reste, notre siècle offre d’autres exemples de rationalismes bizarrement mâtinés d’empirisme, tel l’«empirisme logique», ou néopositivisme, de R. Carnap (1891-1970), selon lequel tout peut être connu scientifiquement pourvu que l’on renonce à parvenir à la détermination illusoire d’une nature des choses qui serait cachée sous les phénomènes.

On peut essayer d’expliquer la confrontation rationalistes/empiristes de différentes façons. L’une d’entre elles est la mise en évidence de certains déraillements du rationalisme. Par exemple, le rationalisme s’est souvent permis d’appliquer des modèles logico-mathématiques à des objets qui ne pouvaient se laisser saisir par de tels instruments. Ou il s’est cru autorisé à utiliser ces mêmes modèles pour statuer sur l’essence des choses, de Dieu, de la nature, etc. A force de spéculer sur ce qui ne le regardait pas, le rationalisme s’est souvent discrédité. Nous croyons pour notre part que l’origine de tous les déraillements est essentiellement à l’endroit où l’apôtre Paul l’avait localisée: les humains ont délibérément tourné le dos à la Révélation de Dieu (présente dans la nature, mais aussi dans le Logos incarné et dans le Logos de L’Ecriture). De ce fait, « ils se sont égarés dans leurs pensées, et leur cour sans intelligence a été plongé dans les ténèbres (Romains 1 v. 21) ».

Quant à l‘approche mystique, elle a ses représentants à toutes les époques (nous avions mentionné la gnose antique, remise au goût du jour par les dévots du Nouvel Age). Rappelons quelques noms: Saint Jean de la Croix (16e siècle), Maître Eckhart (14e siècle), Jacob Bôhme (16e siècle), Sainte Thérèse d’Avila (16e siècle), et l’écho qu’ils ont produit chez des penseurs comme Bergson ou Simone Weil. Chrétienne ou non, cette approche diffère de l’approche rationaliste en ce qu’elle cherche à se fondre dans un « Autre » tout différent et supérieur, alors que le rationaliste recentre tout sur le sujet pensant. Mais l’histoire en général a prouvé l’insuffisance d’une telle attitude, susceptible d’élans sublimes, mais aussi des pires déviances idéologiques, sectaires ou obscurantistes.

Or, les grandes remises en question de l’esprit cartésien, les grands doutes au sujet de la toute-puissance de la science, la méfiance actuelle à l’égard de l’ordre, des structures, et des institutions, participent de cette quête mystique d’un absolu directement sensible et accessible, d’un bonheur de nature purement expérimentale et religieuse. Les hippies et Mai 68 se sont coulés dans ce mouvement, et la mode toujours plus prisée des religions orientales, de l’ésotérisme, de l’irrationalisme, et des disciplines du « bien-être » indique où souffle le vent. Pour une plus ample étude de ces tendances, nous recommanderons deux ouvrages. Le premier, d’un penseur chrétien bien connu: Francis Schaeffer, et son classique Démission de la Raison (Ed. de La Maison de la Bible, Genève, CH); le second d’une philosophe contemporaine de bon sens: Dominique Terré-Fornacciari, Les Sirènes de l’Irrationnel (Albin Michel, Paris, 1991).

Il faut savoir raison garder.

Le monde moderne ne peut se passer d’un recours intense et quotidien à la raison pratique. Renoncer aux outils logiques, aux concepts éminemment subtils de la science, ou tout simplement à tous nos choix quotidiens fondés sur des décisions rationnelles, projetterait la terre dans le chaos.

Mais comme nous l’avons souligné dans notre introduction, il règne dans les esprits une forme sourde de rejet et d’irritation à l’égard de cette puissante idole. Elle n’a manifestement pas rempli toutes ses promesses, ni satisfait tous les besoins. Cependant, le monde moderne sait qu’il serait mal avisé de sombrer sans restriction dans des systèmes fondés sur les seuls critères du pragmatisme ou sur les chimères du mysticisme. Il semble tenir à conserver quelques valeurs morales, et quelques garde-fous, malgré son attirance pour l’utilitarisme, pour l’hédonisme, et pour le pluralisme. Bref, il assure ses arrières.

Le seul chemin hors de l’ambiguïté et de la perte totale d’un sens cohérent ne passe pas, pour nos sociétés déchristianisées, par l’abandon de la raison, mais par le constat raisonnable dont parlait Pascal : que la raison avoue son insuffisance, reconnaisse qu’elle ne parvient jamais à l’essentiel, à Dieu, au salut, et encore moins à la vraie paix et à la vraie sécurité.

Comme l’enfant prodigue, il faut que la raison s’humilie, et revienne au Père, car « toute grâce excellente et tout don parfait descendent d’en haut, du Père des lumières, chez lequel il n’y a ni changement ni ombre de variation (Jacques 1 v. 17) ». Alors seulement, sous le regard du Père, dans sa présence, et avec l’assurance de son amour miséricordieux, la raison comme les sens, l’esprit et le cour, apprendront à coexister en harmonie, et à vivre pour de bon.

 

Arthur KatzUn message de Claude-Alain Pfenniger
© Source: Promesses n° 130, Octobre-décembre 1999 - promesses.org.

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